Dr. Jekyll et Mr. Hyde
Dr. Jekyll and Mr. Hyde
Fiche technique
Mon avis
Il s’agit moins d’une nouvelle adaptation du célèbre récit de Robert Louis Stevenson (Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde, 1886) que d’un remake du Dr. Jekyll et Mr. Hyde de Rouben Mamoulian, avec Fredric March, daté de 1931. Victor Fleming reprend en effet dans son film de 1941 des éléments de narration et un personnage (celui d’Ivy Peterson) qui n’appartiennent pas au livre mais au film de Mamoulian. On note au passage que ce personnage féminin, prostituée chez Mamoulian, est présenté par Fleming comme une serveuse de bar, certes aguicheuse, mais pas clairement condamnable par les codes de censure de l’époque aux États-Unis, qui s’étaient bien renforcés en dix ans. On note également que ce personnage est campé par Ingrid Bergman alors qu’il était destiné initialement à Lana Turner (qui endosse du coup le rôle gentillet de Beatrix Emery, la fiancée de Jekyll, d’abord prévu pour Ingrid Bergman). Cette inversion, générant finalement deux contre-emplois, était surtout voulue par Ingrid Bergman, désireuse de casser son image un peu trop lisse. La scène de la rencontre entre son personnage et Jekyll, dans la rue puis dans son appartement, est d’une formidable sensualité. Contre-emploi réussi, donc, pour elle. Et plus anecdotique, hélas, pour Lana Turner.
Au-delà de ces considérations, les films de Mamoulian et de Fleming demeurent les deux plus célèbres versions cinématographiques de l’œuvre de Stevenson, à ce jour. Deux films au carrefour de trois genres : une base de science-fiction, avec des expériences scientifiques qui tournent mal (comme dans Frankenstein ou L’Homme invisible), une dimension fantastique qui fait douter certains personnages de la réalité qu’ils perçoivent (notamment de la possibilité que Jekyll et Hyde ne fassent qu’un) et des accents d’épouvante ou d’horreur, avec la métamorphose monstrueuse du personnage central, métamorphose tant physique que morale. On retrouve par ailleurs dans cette histoire, comme dans Frankenstein, le concept religieux du blasphème, à savoir que l’homme ne doit pas intervenir sur le terrain de la création divine. Il ne doit pas chercher, ici, à démêler dans la nature humaine le bien et le mal. Cette dualité s’exprime concrètement par la thématique du double (le bon Dr. Jekyll et le mauvais Mr. Hyde), thématique que l’on retrouvera aussi, sous une autre forme, dans Le Portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde, 1890 ; Albert Lewin, 1945, pour l’adaptation au cinéma).
Pour servir ce récit sombre et tourmenté, il fallait une esthétique saisissante. Fleming, en ce sens, a orchestré une très belle composition générale : reconstitution soignée du Londres de l’ère victorienne, dans un noir et blanc tout en ombres et lumières expressionnistes ; décor impeccable, également, pour le laboratoire scientifique de Jekyll ; maquillage spectaculaire qui confère à Spencer Tracy une bestialité vicieuse particulièrement réussie et qui donne naissance à l’une des célèbres scènes du film, un morphing, avec les moyens de l’époque, montrant la transformation progressive de Jekyll en Hyde ; sans oublier une inspiration fantasmatique qui offre quelques visions hallucinantes de Hyde dirigeant au fouet un attelage composé des deux personnages féminins principaux du film… Visions troublées d’un inconscient et d’une sexualité débridés, sous influence freudienne. Voilà qui fait la richesse d’un film au demeurant très moral dans son dénouement.
Cette version de Dr. Jekyll et Mr. Hyde fut bizarrement un échec public et critique au moment de sa sortie, avant de devenir un classique du cinéma US et de rejoindre les trois autres œuvres phares de la filmographie de Fleming : L’Île au trésor, Le Magicien d’Oz et Autant en emporte le vent.
Frédéric Viaux (film vu le 12/08/1995, revu le 27/12/2014)