L’Inconnu du Nord-Express
Strangers on a Train
Fiche technique
Mon avis
En matière de polar, la réflexion autour du crime parfait, sans mobile apparent, par l’interversion potentielle des meurtres de deux meurtriers (l’un se chargeant du meurtre de l’autre), est originale et titillante. C’est l’argument du roman de Patricia Highsmith dont Alfred Hitchcock a acquis les droits. L’écriture du scénario a ensuite été confiée à Raymond Chandler. Mais la collaboration entre l’écrivain et le réalisateur n’a pas été très heureuse, Chandler critiquant l’ingérence de Hitchcock et Hitchcock manifestant sa défiance à l’égard du travail de Chandler. Collaboration si tendue que l’écrivain a finalement été chassé par la production et remplacé par Czenzi Ormonde, laquelle, avec Hitchcock, n’a pas gardé grand-chose de la mouture de Chandler. À son grand dam. Les noms de Chandler et d’Ormonde figurent toutefois tous les deux sur l’affiche.
Quoi qu’il en soit de ces aléas d’écriture, le résultat à l’écran offre, sur le plan narratif, une bonne mécanique dramatique avec une belle variété de tonalités. Il y a d’abord le trouble généré par Bruno Antony, l’un des deux personnages centraux, dont les désirs homosexuels sont suggérés (la proposition d’échange faite à son compagnon de voyage pourrait être analysée en ce sens), mais qui incarne surtout les charmes du mal qu’a si souvent sondé le cinéaste britannique. Face à lui, Guy Haines, l’autre personnage central, incarne à la fois symboliquement Hitchcock et les spectateurs, saisis entre fascination et répulsion. Guy Haines est par ailleurs un personnage typiquement hitchcockien, pris au piège d’une ambiguïté entre innocence et culpabilité. Outre cette tonalité troublante, le film jouit d’une dimension inquiétante, chaque nouvelle apparition de Bruno Antony renforçant la menace qu’il représente. Dimension inquiétante qui alterne savoureusement avec un humour cher à Hitchcock, notamment à travers les personnages campés par Patricia Hitchcock et Norma Varden, deux femmes férues d’affaires policières, à leurs risques et périls. À travers aussi des rebondissements pleins de malice (le briquet tombé dans la bouche d’égout…). Ces rebondissements concourent enfin évidemment au crescendo de suspense, comme il se doit dans un bon thriller.
Si l’on apprécie les tours et détours du récit, on se délecte encore plus de la réalisation de Hitchcock. Lui qui disait moins s’intéresser à l’histoire proprement dite qu’à la façon de la raconter. Illustration parfaite dans ce film qui regorge d’idées de mise en scène : la première séquence qui suit les pas des deux personnages principaux dans une gare jusqu’à leur rencontre dans un train ; la scène du meurtre montrée dans le reflet d’un verre de lunettes ; la captation de la petite silhouette noire de Bruno Antony sur le fond blanc et imposant du Washington Memorial ; le repérage du même Bruno Antony dans le public d’un stade de tennis (la seule personne qui ne tourne pas la tête au gré des échanges) ; la scène de strangulation « par procuration » ; et bien sûr la séquence finale, stressante et violente, du manège devenu fou (on note le goût du cinéaste pour les décors de fêtes foraines, également présents dans Joies matrimoniales, Le Grand Alibi…). Bref, cet Inconnu du Nord-Express témoigne d’une grande inventivité et d’une grande habilité de réalisation, soutenues par un très bon montage. Le haut du panier dans la filmographie de Hitchcock.
Frédéric Viaux (film vu le 08/08/1994, revu le 03/09/2023)