Le Cabinet du docteur Caligari
Das Cabinet des Dr. Caligari
Fiche technique
Mon avis
Après la peinture, la littérature et le théâtre, l’expressionnisme allemand investissait le cinéma avec ce film tourné en 1919. Un film-manifeste qui a permis au réalisateur Robert Wiene, ancien acteur, metteur en scène et directeur de théâtre, de passer à la postérité. Il est d’ailleurs resté plus ou moins l’homme d’une seule œuvre au cinéma, la suite de sa filmographie n’ayant pas vraiment fait date. Mais les historiens s’accordent généralement à dire que cette renommée est un peu surfaite, dans la mesure où la réussite et le retentissement du film doivent moins à sa réalisation, plutôt frontale et basique, qu’aux décors, au scénario et aux acteurs, qui illustrent concrètement la définition de l’expressionnisme, cet art de déformer la réalité par l’expression d’une subjectivité.
Le Cabinet du docteur Caligari, c’est d’abord une conception architecturale hallucinante, avec des toiles peintes et autres cartons-pâtes qui présentent une géométrie biscornue et des perspectives déroutantes (murs obliques, ruelles incurvées…), créant un univers d’apparence instable, un univers oppressant et cauchemardesque. Ces décors ont été réalisés par trois artistes qui œuvraient déjà, avant ce film, à titre personnel, dans la mouvance expressionniste : Hermann Warm, Walter Reimann et Walter Röhrig. Le scénario, signé Carl Mayer et Hans Janowitz, est lui aussi tout empreint d’une subjectivité déséquilibrée, à la fois inquiète et inquiétante, dont la nature sera révélée par une pirouette qui remettra tout en perspective, ou presque (et c’est dans ce « presque » que résident le mystère et l’ambiguïté du film…). Outre le côté malicieusement renversant de la narration, l’histoire est truffée d’éléments qui la font osciller entre plusieurs genres. On a souvent dit que Le Cabinet du docteur Caligari était le premier film d’épouvante ou d’horreur de l’histoire du cinéma. C’est vrai qu’il y règne un climat de terreur dû au cadre du récit, aux meurtres commis, aux enlèvements, aux profils effrayants du somnambule et du savant fou. Mais on est aussi dans un polar-thriller avec une enquête autour d’un serial killer et dans un conte fantastique, à la Hoffmann, puisque l’on peut douter de la réalité des visions qui nous sont offertes. Il y a par ailleurs ici des détails qui influenceront de futurs grands films de genre : le somnambule dormant dans sa boîte annonce Nosferatu dans son cercueil ; sa démarche saccadée, une fois debout, annonce celle de la créature de Frankenstein… Les acteurs, par leur jeu exacerbé et leur maquillage outrancier, participent également de la stylisation violente de l’ensemble. Parmi eux, trois deviendront des vedettes du cinéma allemand : Werner Krauss, Conrad Veidt et Lil Dagover. Sans oublier Rudolf Klein-Rogge, futur Mabuse, qui fait une apparition non créditée à l’écran. On ajoutera enfin aux effets expressionnistes du film, même s’ils ne sont pas prédominants ici, les jeux d’ombre et de lumière orchestrés par le chef op’ Willy Hameister.
Le Cabinet du docteur Caligari, ainsi, encore aujourd’hui, étonne, fascine et amuse, dépassant la simple curiosité que l’on pourrait porter à un vieux film ayant marqué l’histoire du cinéma. En parlant d’histoire du cinéma, on note que ce film aura marqué une révolution esthétique, certes, mais une révolution sans grande suite : on ne reverra guère de tels délires formels, notamment en matière de décors (l’influence se ressentira davantage dans l’interprétation des acteurs). Les grands films expressionnistes allemands tournés après (Les Trois Lumières de Fritz Lang, Nosferatu de F. W. Murnau…) la joueront globalement plus soft, usant davantage des jeux d’ombre et de lumière, et lorgnant aussi souvent vers le romantisme allemand. C’est finalement plus dans l’Histoire tout court, avec un grand H, que Le Cabinet du docteur Caligari a trouvé sa résonance la plus forte. On peut aujourd’hui voir dans ce film une métaphore de l’Allemagne de Weimar, prête à être hypnotisée et manipulée à des fins meurtrières, une préfiguration symbolique, comme Mabuse, du nazisme. Ce nazisme que fuira d’ailleurs Robert Wiene, en 1933, pour s’établir finalement en France où il mourra en 1938.
À noter qu’un remake modernisé du Cabinet du docteur Caligari a été tourné en 1962 par le réalisateur américain Roger Kay, sans rester dans les annales comme son modèle.
Frédéric Viaux (film vu le 12/02/2014)