Le Corbeau
Le Corbeau
Fiche technique
Mon avis
Durant un enterrement, une lettre tombe du corbillard et c’est depuis cette lettre, en adoptant en quelque sorte son point de vue, en contre-plongée, que l’on regarde les membres du cortège funéraire. Un personnage (incarné par Héléna Manson) s’enfuit dans les rues de la ville, poursuivi par les voix furieuses d’une foule invisible ; son voile noir vole au vent comme la robe d’un corbeau… Dans une salle de classe de l’école communale, une dictée de lettres anonymes est organisée, afin de démasquer l’auteur de ces lettres. Deux médecins (joués par Pierre Fresnay et Pierre Larquey) ont une discussion sur le bien et le mal, au gré du balancement d’une lampe qui les plonge tantôt dans la lumière, tantôt dans l’ombre. Une vieille femme portant le deuil quitte une maison, dans la lumière du jour, après avoir appliqué sa justice…
Ce sont autant de scènes mémorables qui émaillent ce chef-d’œuvre du cinéma français. Clouzot s’appuie sur des comédiens exceptionnels (Fresnay, Larquey et Leclerc en tête, avec une pléiade de beaux seconds rôles), des dialogues brillants et un scénario diablement habile, tout en fausses pistes, pour donner naissance à un film qui tient à la fois de la satire, du drame et du film noir aux accents visuels expressionnistes. Un film sur les apparences trompeuses, les bassesses d’une bourgeoisie « respectable », la corruption sociale, la mécanique des foules… Tourné en 1943, Le Corbeau offre un tableau au vitriol de la société française et plus largement du genre humain, dans un esprit et un style qui peuvent faire penser à l’œuvre de Stroheim (notamment Les Rapaces). Bien qu’inspirée d’un fait divers survenu à Tulle dans les années 1920, l’histoire fait bien écho au climat délétère qui régnait sous l’Occupation. Il en restitue admirablement l’ambiance de haine, de paranoïa, de suspicion. Les lettres du corbeau rappellent les trois millions de lettres de dénonciation qui ont été envoyées pendant la guerre aux autorités allemandes par des citoyens français. Pas besoin d’insister sur l’audace d’un tel film dans un tel contexte.
Bien accueilli par la critique à sa sortie, Le Corbeau a toutefois soulevé très vite une vive polémique, étant considéré par une bonne partie de la population comme un film « antifrançais ». Une rumeur, invalidée après la guerre, a même couru, selon laquelle Le Corbeau était projeté en Allemagne dans le but de critiquer les mœurs françaises. Il est vrai que le film a été produit par la Continental, société de production dite « française » mais à capitaux allemands, créée sur l’ordre de Goebbels qui souhaitait voir éclore des œuvres légères, divertissantes, voire stupides. Mais le directeur de la Continental, Alfred Greven, était surtout un amateur de bon cinéma. Sans souci de propagande, il laissa une certaine liberté artistique aux jeunes cinéastes français qui firent leurs premières armes à cette époque, sous la bannière Continental, alors que de nombreux cinéastes reconnus (Renoir, Duvivier, Ophüls, Feyder, Chenal…) avaient quitté le pays. C’est ainsi que Clouzot, Becker ou Bresson furent paradoxalement plus libres que s’ils avaient tourné en zone libre, sous la censure de Vichy. Le Corbeau (deuxième long-métrage de Clouzot, après L’Assassin habite au 21) n’était donc pas le relais cinématographique d’un discours allemand à l’encontre du peuple français, mais l’expression personnelle d’un cinéaste français observant la société de son pays. Tel ne fut cependant pas l’avis des autorités nationales à la Libération. Ou bien la liberté d’expression avait des limites… Le film fut censuré ; Pierre Fresnay et Ginette Leclerc, notamment, passèrent quelque temps en cellule pour avoir « collaboré » avec la Continental, puis furent mis à l’écart. Clouzot, qui était à la fois superviseur des scénarios, scénariste lui-même et réalisateur au sein de la firme, fut également poursuivi, de même que Guitry ou, dans une moindre mesure, Carné. Il reçut d’abord une interdiction de tourner à vie, peine réduite à deux ans par la suite, notamment grâce au soutien et à l’action de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jacques Prévert, René Clair… Il tourna son film suivant, Quai des Orfèvres, en 1947.
Frédéric Viaux (film vu le 25/05/1996, revu le 19/07/2012)