Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles
Fiche technique
Mon avis
Une expérience unique, radicale, à la limite de l’expérimental. Chantal Akerman, dont c’était le troisième long-métrage après Hôtel Monterey et Je, tu, il, elle, montre dans les menus détails le quotidien d’une ménagère, capté en plans fixes, souvent en silence (il y a peu de dialogues dans le film) et en longueur de temps (3 h 20 !). Un quotidien ordonné et ritualisé de manière obsessionnelle, montré dans ce qu’il a d’ordinaire (ranger, nettoyer, faire les courses, préparer les repas…) et d’extraordinaire apparemment (se prostituer). Mais l’extraordinaire est ici complètement intégré à l’ordinaire, à l’ordre des choses, avec une maîtrise égale, placide et absolue de l’espace et du temps domestiques.
La mise en scène de Chantal Akerman et l’interprétation de Delphine Seyrig (Jeanne Dielman) sont d’une minutie incroyables, donnant naissance à un ballet domestique, petit joyau d’horlogerie gestuelle du quotidien, réglé comme du papier à musique et rythmé par les sons de la vie, amplifiés, métronomiques. Alors, bien sûr, habitués que nous sommes aux ellipses de la banalité au cinéma, il arrive que l’on se lasse au sein de séquences qui s’étirent en longueur. Mais l’acceptation de ce principe de réalité et de cette expérience du temps vaut la peine, car tout l’intérêt du film va résider, de façon minimaliste et infiniment subtile, dans la comparaison entre le premier jour du récit et les deuxième et troisième jours, et dans l’observation d’un dérèglement progressif. Une coiffure légèrement ébouriffée, une démarche moins assurée, des pommes de terre trop cuites, une robe de chambre partiellement boutonnée, de petites maladresses, des oublis, des airs rêveurs, un manque de réactivité… Le temps semble passer différemment. Le contrôle de Jeanne Dielman sur son quotidien semble se dissoudre peu à peu. Ce petit jeu de comparaison d’un jour sur l’autre, offert au regard et aux oreilles du spectateur, est assez fascinant. Et mystérieux. Que s’est-il passé dans l’intimité de la chambre, avec le client du deuxième jour, pour que tout se dérègle ensuite ? Comment expliquer le geste de Jeanne après la passe du troisième jour ?
La richesse du film est dans le trouble puissant qu’il génère et dans le champ d’interprétations qu’il ouvre. On pourrait voir dans cette histoire la révolte intime d’une femme face à des formes d’aliénation domestique et de domination masculine, la révolte féministe d’une ménagère-prostituée épuisée d’ennui routinier, de vide existentiel, de dépossession d’elle-même. Mais ça ne colle pas totalement à la réalité de ce qui est montré. Car, si la vie de Jeanne Dielman fonctionne en vase clos, si cette femme apparaît comme une prisonnière de ses habitudes, c’est une prisonnière volontaire et apparemment satisfaite de sa routine. Elle a choisi cette organisation de vie à sa convenance ; elle a choisi la prostitution plutôt que de se remarier et de devoir se « réhabituer » à quelqu’un après son veuvage. Elle ne semble pas contrainte, encore moins victime, et fait d’ailleurs son possible, dans les deuxième et troisième jours du récit, pour rétablir l’ordre qui lui échappe.
La clé, pour donner du sens au dénouement, est dans l’interprétation que l’on fait de la scène de sexe avec le client du troisième jour, mélange de sidération, de violence et de jouissance étouffées. Mélange qui laisse Jeanne hagarde et qui fait penser, comme cela a été confirmé par Chantal Akerman dans plusieurs interviews, qu’elle a connu la même situation avec le client du deuxième jour (scène non montrée à l’écran). C’est donc l’éveil violent de son plaisir sexuel qui a déstabilisé cette femme, elle qui n’avait du sexe qu’une approche anecdotique (dans le cadre conjugal) ou utilitaire (se prostituer pour assurer ensuite les besoins du foyer). En conséquence, dans le sillage de l’excellente analyse d’Alexandre Moussa sur le site Critikat, on pourrait considérer que cette « révélation » sexuelle constitue un insupportable désordre pour celle qui a fait de l’ordre son principe de vie, une terrible remise en question (ouvrant la vision de ce qu’aurait pu être sa vie en dehors du balisage aseptisé et rassurant qui a annihilé toute conscience de sa condition) et une insurmontable perte de contrôle à laquelle elle ne peut plus répondre que pulsionnellement, par un geste fatal, destructeur et autodestructeur. Au final, ce film est ainsi l’une des illustrations les plus singulières et saisissantes de la jouissance vécue comme une petite mort. Littéralement.
Frédéric Viaux (film vu le 13/10/2024)